MIGRATION INTELLECTUELLE EN ALGÉRIE

Contribution

 

MIGRATION INTELLECTUELLE EN ALGÉRIE

 

                                 « Toute vérité imposée

                                                  n’est qu’un mensonge déguisé »

                              ( Sammuel Adolph)

 

 

La problématique communément appelé dans les discours journalistiques et politiques « fuite de cerveaux », ou la migration intellectuelle dans le langage des sciences sociales ne date pas d’aujourd’hui. Au contraire elle est ancienne, ayant une relation directe aux types de dominations successives qu’a connues l’Algérie moderne, notamment depuis le 19éme siècle.  Les contextes historiques de la migration intellectuelle algérienne avec toutes ses catégories et typologies depuis cette période du 19eme siècle sont différents et différenciés par les parcours et les trajectoires migratoires. Le point commun transversal entre ces contextes historiques coloniaux et postcoloniaux est la nature des dominations politiques et idéologiques holistes que ces intelligentsias ont subis en tant que postures sociales et porteuses de savoirs. Des dominations hégémoniques qui sont dans leur essence incompatibles avec les vocations professionnelles et sociales des intellectuels.

 

L’absence, l’oubli et la crise du sens

 

On peut confirmer que la migration intellectuelle algérienne[1] malgré son importance numérique dans l’histoire et ses enjeux géopolitiques contemporains entre E(e)tats, qu’elle est restée jusqu'à nos jours, pour reprendre le langage de Abdelmalek Sayad, une catégorie-objet soumise au silence[2]. Un silence problématique à la fois dans le champ politique et académique de l’Algérie indépendante, à l’exception de rares études sur commande de la tutelle de l’enseignement supérieur réalisées par certains universitaires. Il s’agit exclusivement d’une étude réalisée sur les boursiers algériens à l’étranger par un groupe de chercheurs au CREAD (Ali El Kenz, Mohammed Benguerna et Hocine Khelfaoui[3]) commandée par le regretté Mr Djilali Liabès alors ministre de l’éducation nationale à l’époque. Un autre rare document réalisé par Mohammed Ferhi sur la formation à l’étranger pendant les années 1970/1980 accompagné par des statistiques détaillées.

Même le dernier recensement de population (RGPH) de 2008 n’a pas introduit cette dimension de la migration intellectuelle dans son questionnaire. Le CNES, conseil national social et économique a publié deux documents publiquement accessibles (2003/2004) sur cette question mais avec des références statistiques générales et non précises, inspirées des autres travaux réalisés par des pays étrangers notamment de l’OCDE.

La question de quantification de cette problématique n’a jamais été intentionnellement parlant y compris dans l’université un objet construit avec un intérêt purement scientifique. Le problème devient problématique dans le sens ou il y a un inconscient académique et un refoulé politique qui paralysent la genèse de l’intérêt scientifique et la volonté politique pour affronter cette dure et complexe réalité de l’histoire nationale qui touche la matière grise algérienne. Une histoire qui va se compliquer davantage pendant les années 1990 où des centaines d’universitaires, intellectuels, écrivains, journalistes….ont été assassinés et d’autres ont subi l’exil vers l’étranger ou un exil intérieur dans leur propre pays, l’Algérie.

 

Faut-il signaler qu’aucune statistique officielle n’est disponible sur le nombre de compétences professionnelles algériennes qui ont quitté l’Algérie, surtout pendant les années 1990 pour s’installer dans d’autres pays plus attractifs.

 

Cette absence de quantification va alimenter des spéculations journalistiques et politiques autour de cette problématique restée jusqu'à maintenant dans le silence totale. Tellement la nature à horreur du vide, tout le monde peut être expert en la matière, ce qui complique davantage la compréhension du phénomène et alimente l’absence et l’oubli.  On peut confirmer que la problématique de la mobilité internationale des compétences algériennes n’est pas un problème de mesure mais une question de sens. Tant qu’on ne dispose pas d’indicateurs qualitatifs et que les universités et les centres de recherches en sciences sociales ne produisent pas de connaissances accumulatives sur le sujet, la mesure statistique ne peut que renforcer l’illusion de la connaissance sous forme d’une ignorance institutionnalisée sur la question. Au lieu de mesurer le réel, on crée de l’illusion sur la question, présentée comme savoir absolu, évident, indiscutable et légitime pour une large « consommation publique ». Cette même illusion perdue prend une dimension mémorielle transgénerationnelle institutionnellement reconnue, empêchant par la suite toute forme de ruptures et de compréhension de l’histoire réelle de la société. 

Les risques sont majeurs pour une société otage de ses antagonismes et contradictions sociales, tant que toutes les conditions sociales assurent la reproduction de ses propres illusions perdues sous formes de vérité absolue. Tous les fanatismes trouvent leurs origines dans cette posture de la mémoire non élaborée incapable de se transformer en Histoire assumée. De ce point de vue, l’absent se transforme en objet désiré et fantasmé par des personnes comme le confirme la psychanalyse. Dans certaines conditions historiques, l’absent a ses fonctions sociales de remèdes face aux vides et à l’absence de perspectives d’épanouissement sociale et politique. L’émigration intellectuelle algérienne trouve son sens dans cette perspective épistémologique de l’inconscient collectif. Ceci explique la formation structurelle des foyers migratoires, alimentant continuellement les prédispositions des algériens à l’émigration.

 

La dynamique historique : otage des deux ignorances

 

Comment une société de croyance musulmane sensée "sacraliser" le savoir et ses porteurs arrive à assassiner en « masse » ses intellectuels, notamment pendant les années 1990 ?  Quel sens peut-on donner à cette fuite des compétences algériennes qui date depuis plus d’un siècle et demi ?  

Il s’est avéré que le mouvement migratoire des intellectuels des années 1990 n’est qu’un aboutissement des déterminants socio-anthropologiques et idéologiques transgénérationnels, restés refoulés et soumis au silence par l’idéologie unanimiste imposée à la société depuis l’indépendance.

La problématique de la migration intellectuelle algérienne est atypique vu son caractère structurel. Il ne s’agit pas de problème de salaires, ni de logements mais de la problématique de l’affirmation de soi-même et du « Je » pensant réflexif en toute liberté loin des contraintes communautaristes et idéologiques étouffantes à toutes démarcations autonomes, chères pour tout intellectuel jaloux de sa vocation professionnelle et de son identité personnelle. C’est la dynamique historique propre à la société algérienne caractérisée par un système social communautariste, renforcé par une idéologie politique unanimiste depuis l’indépendance pour empêcher toute tentative de la formation des sujets-pensants et autonomes. Ces conditions structurelles empêchent la formation autonome du champ de la connaissance et de ses porteurs. Il ne peut y avoir d’intellectuels/ intelligentsias/ élites sans conditions préalables de liberté et d’autonomie. Même les sciences sociales en Algérie, sensées être des sciences du sens et de la conscience ont été depuis les années 1970 domestiquées, incapables de rendre intelligible cette réalité socio-anthropologique algérienne que le regretté professeur Mohammed Arkoun a qualifié d’ignorance sacralisée et d’ignorance institutionnalisée[4]. Ce sont deux idéaux-types d’analyse, fruits de la dynamique historique propre de l’Algérie et de tout les pays du Maghreb. Ces déterminants anthropologiques prennent en otage toute dynamique historique réflexive où le sujet pensant autonome est posé au centre de toute dynamique historique nouvelle. La reproduction sociale autour de cette équation anthropologique (deux types d’ignorance Arkounien) met entre autres les intellectuels[5] et tous les autres champs sociaux dans des postures d’externalités et d’aliénation à leurs propres histoires et à l’Histoire de toute la société. C’est dans ces conditions anthropologiques latentes que l’émigration algérienne est toujours structurée en « foyers migratoires dormants » sous forme d’une pépinière de compétences formées ou en formation, prédisposées à saisir toute opportunité à l’émigration et à l’aventure internationale.

L’exil et les retours de l’intelligentsia algérienne sont déterminés par cette réalité anthropologique. Ce ne sont pas les conditions économiques qui mettent cette dernière dans des situations d’auto-marginalisation et d’exclusion systématique. Il s’agit plutôt des conditions de reproduction historique des contraintes sociales et idéologique hégémoniques. Les modes référentiels et formes identitaires hégémoniques de type « Nous » sont par essence des conditions sociales réelles qui entravent l’émergence de l’intelligentsia autonome et de la structuration réflexive du champ intellectuel en Algérie. La réalisation de soi-même réflexif, reste otage de cette reproduction sociale des deux types « arkounien » de l’ignorance. Libérer l’histoire c’est avant tout connaitre les conditions historiques de cette histoire en tant que construction humaine.

Le syndrome de la maladie du pouvoir

 

Comme nous l’avons souligné plus haut, la problématique de la migration intellectuelle algérienne est complexe. Il s’agit d’une dynamique historique propre à l’Algérie qui se trouve toujours piégée par ses propres contradictions et choix politico-économiques entamés depuis l’indépendance, loin de toute forme de concertations et de partage de pouvoirs.

Le syndrome de la maladie du pouvoir et de sa confiscation est un problème « Algéro-algérien », trouvant sa signification dans cette équation anthropologique. Les intellectuels, écrivains, dramaturges, artistes engagés, islamologues …. qui ont tenté ou osé expliciter cette réalité anthropologique latente ont subi soit l’exclusion systématique ou l’assassinat (le cas des années 1990). La lutte est infernale. Les exils « intérieurs » et « extérieurs » des intellectuels algériens ne sont pas un choix libre mais une situation subie. La structure du nationalisme comme pur produit de l’histoire du mouvement national se trouve après l’indépendance en crise de régulation et de médiation politique, puisque des pratiques politiques et idéologiques unanimistes sont imposées dès l’indépendance. Des sociétés civiles savantes, universitaires, écrivains… qui se voulaient autonomes dans leurs vocations professionnelles et identité personnelle se trouvaient systématiquement entre deux choix ; être un « organique » ou un « exilique ». Cette deuxième posture, coûte très chère, puisqu’elle a mit les intellectuels de lumière depuis l’indépendance dans un processus de marginalisation, de déprime, d’auto-marginalisation, de pénalisation…bref, tous les noyaux durs des élites intellectuelles formées dans la douleur pendant la période coloniale et postcoloniale se trouvent incapable de s’autonomiser sous forme d’ordres professionnels autonomes par rapport au politique dominant. Le résultat ; on assiste actuellement à une crise aigue dans toutes les professions intellectuelles. Les fonctions politiques de la rente pétrolière assurent le déguisement de cette crise et reproduit systématiquement le piège historique ; la régulation et la médiation politique par la violence.

 

Diagnostics croisés comme remède

 

Toute mesure passe avant tout par des diagnostics croisés, sérieux et une évaluation par des élites intellectuelles et politiques qui sont alimentées par le bon sens et l’éthique dans leurs pratiques professionnelles respectives. L’urgence ne règle pas les problèmes complexes. Complexe par une dynamique nationale, régionale et internationale. Il y a un marché mondial des compétences qui ressemble à un marché international des sportifs de haut niveau. Ce n’est pas par un discours politique volontariste que le problème sera résolu. Tout est lié à la symbolique politique, à la notion de l’autorité politique et à la volonté de modifier la raison d’État qui est caractérisée toujours par une maladie du pouvoir et de sa confiscation. Plus d’ouverture, de liberté d’entreprendre et de gouvernance transparente et participative feront peut être graduellement l’affaire, au moins pour stabiliser l’existant, puisque les retours sont liés au préalable à cette dimension nationale Algéro-algérienne.

De ce point de vue, la méconnaissance de l’ampleur et les impacts de cette problématique, beaucoup relatée notamment par la presse privée algérienne amplifie davantage l’aliénation de toute la société à son histoire. Il s’agit d’une mémoire, d’un imaginaire et d’une culture orale qui vont s’instaurer comme une dépendance pathologique au passé et comme une inertie collective mettant sa substance intellectuelle collective dans un transcendantal historique. Du coup, des phénomènes sociaux vont se reproduire inconsciemment par l’ensemble des groupes sociaux d’une manière transgénerationnelle. Tant que les mécanismes de domination politique holiste persistent, ils mettront toujours l’ensemble des personnes dans des postures de « mises en scènes », fautes de conditions d’être soi même, collectivement reconnu et politiquement institué.

 

KHALED Karim. Sociologue, chercheur au CREAD

 



[1] KHALED Karim, « La mobilité forcée des intellectuels algériens ».  El Watan –Idées-Débats- du 07-11-2009.

[2] Il s’agit des rares analyses sociologiques sur la migration intellectuelle algérienne dans ces contextes historiques réalisées par le Professeur Aissa Kadri, entre autres, «Générations migratoires : Des paysans déracinés aux Intellectuels "diasporiques" », Revue Naqd, n°26/27, 2009

[3] Je rends hommage à cet éminent sociologue des sciences, des cadres et des élites professionnelles mort le 30 mars 2013dans un anonymat presque total. Ses passages au CRASC et le CREAD ont été une valeur joutée pour ces centres de recherches, respectivement en anthropologie et en économie.

[4] KHALED Karim, « Mohammed Arkoun : Une lumière entre l’ignorance sacralisée et l’ignorance institutionnalisée ». El Watan- Idées-Débats- du 20-09-2010.

[5] KHALED Karim, « Exil et errance des intellectuels algériens », El Watan- Idées-Débats- du 04-07-2011.



08/07/2014
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