IL Y A 64 ANS... LE 8 MAI 1945
Aïssa CHERAGA et Lahcène BEKHOUCHE,
deux témoins directs des massacres du 8 Mai 1945 en Algérie
Que peut-il rester, soixante-quatre
ans après, des événements du mardi 8 Mai 1945 ? À Sétif et à Kherrata, il
subsiste des lambeaux de mémoire, des rares survivants... et des lieux témoins
de cette ignoble boucherie. Des témoins, acteurs et rescapés d’une barbarie,
d’une boucherie que l’Histoire n’a jamais assez condamnée. Que les auteurs
n’ont jamais vraiment reconnues
(“Un crime est resté impuni”, lit-on dans les statuts de la fondation
du 8 Mai 45).
Retour sur l’une des nombreuses pages noires du
colonialisme à travers deux récits vivants et émouvants. L’un est de Aïssa
Cheraga, le jeune homme qui porta le “drapeau algérien” ce jour-là, l’autre de
Lahcène Bekhouche, condamné à mort à Kherrata, au lendemain des émeutes.
Le “8 Mai
1945” a commencé de la mosquée de la gare, à Sétif. Il a pris fin, près de huit
jours plus tard, avec la fin de la répression féroce de l’armée coloniale.
Aujourd’hui, des stèles commémoratives, érigées dans divers espaces des villes
et des régions touchées, notamment à Sétif, Guelma, Kherrata, Melbou, Aokas rappellent
à la postérité l’horreur vécue. Elles rappellent aussi combien ces événements
ont influé sur la suite de l’occupation française, comment ils ont pesé dans la
prise de conscience d’une indispensable révolte armée ; pour nombre
d’historiens d’ailleurs, ils ont carrément précipité le recours, par le
mouvement nationaliste, à l’insurrection ; ils seraient donc tout
simplement le prélude à la guerre de libération, déclenchée neuf ans plus tard
par le FLN. Le 8 Mai 1945 a peut-être servi, dans la conjoncture de l’époque,
de détonateur : il a montré aux Algériens que, s’ils voulaient avoir leur
propre drapeau, leur liberté et leur dignité d’êtres humains, ils ne pouvaient
qu’envisager un affrontement direct et violent avec cet occupant qui ne s’est
guère gêné, à la première occasion, de tirer sur les foules, d’incendier des
maisons, de décimer des familles, d’égorger des hommes et de faire exploser la
tête d’enfants. Il leur a montrés le chemin de la libération et la voie de la
détermination.
En 1945, Aïssa Cheraga était vendeur au marché
hebdomadaire de Sétif, une ville qui devait sa relative réputation à la célèbre
« Fontaine de l’encens »,
bâtie en 1898 par un colon. Rebaptisée « Aïn Fouara », la fontaine met en valeur une nymphe tenant dans
chacune de ses deux mains une amphore, « celui qui boira de son eau y reviendra forcément », assure la
légende. Le jeune Aïssa, un gaillard de vingt-cinq ans, gagne sa vie à la force
des jarrets. « C’était une année de
disette, se souvient-il, les récoltes
étaient bien maigres. Les gens se nourrissaient de fèves, et ils en
remerciaient Dieu pour cela ! ».
Le 7 mai, il est avisé qu’une manifestation
pacifique allait se tenir le lendemain dans les rues de la ville. L’avis tenait
lieu de convocation. Pourquoi une manifestation le 8 mai ? Parce que
l’Allemagne nazie devait capituler - ce qu’elle fit -, il fallait bien
participer à la célébration d’une victoire à laquelle les “musulmans” et les
“indigènes” ont pris part, n’étaient-ils pas aux côtes des soldats français sur
le front d’Italie ? D’ailleurs, une année auparavant, le gouvernement
français avait décidé de d’octroyer la citoyenneté à près de 70 000 musulmans,
sur un ensemble de huit millions - alors que les Européens étaient un peu plus
d’un million.
À Kherrata, une localité paisible, à mi-chemin
entre deux grands pôles urbains, Sétif et Béjaïa, personne ne se doutait de
rien. La rumeur était gardée au secret. « Il faisait beau, beau comme en ce début de mai 2004 », évoque
Lahcène Bekhouche, scout parmi les scouts. Kherrata, une ville cernée par les
collines, des collines rocheuses, qui lui garantissent la pureté de l’air, la
bonté du cœur. Sa relative renommée, elle l’a doit à ses gorges, ses
merveilleuses gorges qui la relient aux autres contrées de Kabylie. Lahcène
Bekhouche, un garçon actif de vingt ans, avait déjà connu la prison pour avoir
distribué des tracts, en réalité des formulaires destinés à récolter des fonds
d’aide aux scouts.
Aïssa Cheraga se tient fin prêt. Une surprise
l’attend le lendemain, il est, en effet, désigné pour porter ce qui était
considéré comme le “drapeau algérien”. « Ils ont jeté leur dévolu sur moi pour une raison bien simple :
j’étais le plus grand parmi la foule ». Une question de taille qui
l’extirpera à jamais du lot des anonymes et le propulsera d’abord au peloton de
la manifestation, ensuite au-devant de l’histoire. La foule « démarre de la mosquée de la gare aux
environs de 10h ».
Au premier rang, détail trop important, étaient les
écoliers et les scouts. Les “organisateurs” voulaient une marche pacifique.
Aussi enjoignirent-ils aux participants de laisser à la maison tout objet
susceptible d’encourager la dérive. Le mardi 8 Mai 1945 est jour de marché à
Sétif. « Tout pouvant être pris pour
une arme blanche, fût-elle un minuscule couteau, était interdit. Si nous
voulions une manifestation violente, nous n’aurions pas placé les écoliers et
les scouts en tête », explique Aïssa Cheraga, désormais en retrait
dans la périphérique cité Avenir de la capitale des Hauts-Plateaux. La foule,
dense mais disciplinée, longe la rue Constantine, qui portera à l’indépendance
le nom évocateur des événements, et progresse dans le calme. Arrivée au niveau
du Café de France, sis au bas d’un hôtel de même nom, elle marque un arrêt.
« Quatre policiers en faction se
tenaient devant nous », indique le vieux Aïssa. À la vue des
manifestants, des Européens s’y précipitèrent. Ils sont furieux parce qu’un
drapeau étrange, vert et blanc, s’est mêlé aux étendards arborés (français,
américain, britannique et soviétique), ceux des Alliés victorieux de
l’Allemagne nazie. Furieux aussi parce qu’une banderole, sur les deux brandies,
suggérait une “hérésie” : “Algérie libre” ! L’autre demandait la
libération de Messali Hadj, figure de proue du mouvement nationaliste.
... Fondateur du Parti du peuple algérien (PPA)
Messali avait bien appelé, en compagnie de Ferhat Abbas, futur premier
président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), à
profiter de la célébration de la capitulation allemande pour revendiquer
l’indépendance du pays, par le biais d’un... drapeau. Il avait été arrêté
quelques années plus tôt, interné au Sud avant d’être transféré au Gabon, ce
qui fit naître chez les nationalistes un sentiment d’exaspération. Début mai
1945, les militants du PPA organisèrent une marche grandiose à Alger...
Au moment où les Européens attablés au Café de
France se précipitent sur la foule, un garçon effronté, par souci de le
sauvegarder, se saisit du “drapeau algérien” et se met à courir devant. Un des
policiers ouvre le feu et le tue sur le coup. « Bouzid Saâl m’a subitement pris le drapeau des mains avant de s’éloigner,
on lui a tiré dessus », raconte, encore ému, Aïssa Cheraga. S’ensuit
bien sûr une répression dans les rues et les quartiers de la ville. Pendant une
semaine, l’armée française, renforcée par des avions et des chars, se déchaîne
sur les populations et tue sans distinction. Lorsque le bus la reliant à Sétif
parvient à Kherrata, Lahcène Bekhouche remarqua qu’il porte des traces de
balles en de nombreux endroits. Un certain Bouhaoui propage l’information.
Des villages affluèrent les hommes et se mirent à incendier
des édifices publics. « Moi-même
j’ai mis le feu à la poste et au palais de justice », s’enorgueillit
Bekhouche, dont la silhouette ne passe jamais inaperçue à Kherrata. « Lorsque les chars ont commencé à semer la
mort, nous nous sommes enfuis dans la montagne. Deux jours plus tard, nous
étions de retour, à la faveur d’une prétendue promesse d’indépendance du
général de Gaulle », témoigne-t-il.
Rassemblés dans la cour de la caserne, les hommes
entendirent le caïd prononcer des condamnations à mort contre 45 d’entre eux,
dont Bekhouche. Ces derniers subirent les pires sévices. Lahcène a la mémoire
tourmentée. Il n’a rien oublié de ce bitume brûlant sur lequel il était couché
dans cette caserne, rien oublié des visages livides de ses copains de cellule
qu’on emmène pour être achevés dans la montagne, rien oublié du chef des
scouts, le Dr Hanous, liquidé en même temps que ses deux rejetons, rien oublié
de la mine effarouchée de ces femmes qui ont dû accoucher sous les ponts de
Kherrata, rien oublié de ces oueds qui puaient la pestilence des cadavres et
que les colons arrosaient de sable, rien oublié de ses quatre amis exécutés, ni
de cet adjudant de Blida qui lui a sauvé la vie en le transférant à Sétif, ni
de Bachir Ibrahimi et du Dr Saâdane rencontrés à la prison de Constantine, ni
de ce fameux Bendjelloun qui a pu lui obtenir une commutation de peine (de
condamné à mort à condamnation à perpétuité). Finalement, Lahcène Bekhouche
restera à la prison de Maison-Carrée (El-Harrach) jusqu’à l’indépendance du
pays, le 5 juillet 1962. Soixante-quatre ans après, demeure ainsi l’effort de
mémoire de ces hommes qui méritent la reconnaissance de la patrie.