Kherrata et l'Ecole
En
écrivant ces lignes, j’ai la douce impression de revivre ma scolarité. J’ai la
nette sensation de sentir les odeurs de mon ancienne classe : celles de la
craie, de l’éponge mouillée, du mélange des produits chimiques... Cette
perception me ramène illico une foule d’images qui se presse autour de moi en
laissant libre cours à mon imagination impatiente :
Je revois nettement le
grand tableau noir aux trois volets…
Je revois le gros globe
terrestre posé sur un tabouret, à droite du bureau du maître…
Je revois les grands
rideaux bleus masquant les fenêtres hautes de la salle…
Je revois le
porte-cartes appuyé contre le mur du fond…
Je revois la décoration
de la classe constituée d’images au format allongé montrant des scènes d’un
marché hebdomadaire, d’une entrée en gare ou de la régulation de la circulation
routière…
Je revois les trois rangées de tables en bois
de chêne et l’armoire aux dimensions impressionnantes trônant à côté de
l’inévitable poêle…
Je
revois la grande cour parsemée d’arbres fruitiers…
Je revois les sanitaires
avec leurs rangées de robinets et les moitiés de portes des cabinets de toilette…
Je revois la multitude d’écoliers courant dans
tous les sens, chahutant et riant à gorge déployée…
Je revois les
instituteurs, avec leurs cache-poussière gris, debout, en cercle, bavardant
tout en nous surveillant…
Je revois les bonshommes
de neige et les sortes d’igloos qu’on dressait en hiver au beau milieu de la
cour de récréation…
Je revois la joyeuse
effervescence des préparatifs des fêtes scolaires…
Je revois les jeux désopilants de plein air,
la balle et le prisonnier ou colin-maillard…
Je revois ce jour exaltant du carnaval du
Mardi gras où maîtres et écoliers masqués portaient différents costumes :
Arlequin, Indien, Pirate, Clown...
Je revois la magnifique
et émouvante cérémonie de la remise des prix récompensant les meilleurs élèves…
Je revois la grande
kermesse de fin d’année organisée dans l’immense dépôt de la fabrique de tabac
« Tabacoop », construite en
1935.
Je conserve intacts tous
ces souvenirs qui bondissent allègrement dans ma tête ; que ne
donnerais-je pour revivre ne serait-ce qu’un tout petit bout de cette prime
jeunesse !
En classe, outre ceux de
mes origines, mes voisins étaient Français ou Allemands, juifs ou chrétiens…
Les Jean-Pierre, Yves ou Michel avaient pour noms Anton, Marrel ou Atlan... Ils
étaient fils de fonctionnaires, de commerçants ou de gendarmes. Il n’y avait
pas de filles dans notre classe étant donné que la mixité n’était pas en usage
à cette époque. Il existait donc, distinctement, une école de garçons et une
école de filles qui se trouvaient à plusieurs centaines de mètres l’une de
l’autre.
Je partageais mon
pupitre avec un juif, Jean-Pierre, ou « le boiteux », comme le
désignaient la plupart des élèves avec un plaisir manifeste de le rabaisser et
de le ridiculiser. Il faut dire que sa claudication et sa myopie n’arrangeaient
pas tout à fait ses affaires, et c’était tout naturellement qu’il devint la
tête de Turc de l’école.
Cependant, mon amabilité
à son égard atténuait quelque peu sa condition de souffre-douleur de la classe.
Mais j’avoue que cette gentillesse affichée était calculée : cette manière
d’agir me permettait d’obtenir tout ce que je désirais de Jean-Pierre. Ainsi,
durant toute l’année scolaire, il me comblait de gourmandises et autres
cadeaux.
Mais moi, de plus en
plus insatiable, j’usai continuellement de subterfuges pour acquérir d’autres
avantages. De ce fait, connaissant le caractère autoritaire de son père, je lui
subtilisai son beau stylo à plume de marque « Parker » et attendis sa
réaction qui ne tardera pas à se manifester sous la forme d’un visage décomposé
par une tension nerveuse :
« — Ménouar, tu
n’aurais pas vu mon stylo à plume par hasard ? Je crois que je l’ai
égaré ! Tu sais, mon père me tuerait s’il venait à l’apprendre !
— Non, répondis-je
hypocritement, mais si tu as cinq francs, je pourrai t’aider à le
chercher ? »
Avant la sortie de seize
heures trente, je tombais miraculeusement sur le fameux stylo et le remis
triomphalement à son propriétaire en échange de la pièce de monnaie… Et de la
même façon, d’autres fournitures scolaires de Jean-Pierre se volatilisaient
curieusement… pour réapparaître comme par enchantement.
Aujourd’hui, bien sûr,
je ne suis pas tellement fier de ma conduite. Mais, entre nous, arriver à
tromper un juif – même quelque peu débile – ne relève-t-il pas d’une sacrée
performance ?
Je revois nettement le
grand tableau noir aux trois volets…
Je revois le gros globe
terrestre posé sur un tabouret, à droite du bureau du maître…
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