J S K (Jeunesse Sportive de Kherrata)
Parmi
tous les sports, le plus prisé, le plus apprécié, le plus populaire était sans
conteste le football. Le stade
municipal, situé à la sortie est du village, était une aire de jeu sans gazon
ni tuf. C’était un terrain vague damé
situé au bord d’une rivière dont la crue périodique grignotait les parois friables. La solution à ce problème fut trouvée en
installant des gabions sur toute la longueur du stade. Les joueurs disposaient toujours de ballons
de rechange, car si un tir puissant envoyait la balle ronde loin hors du
terrain, celle-ci se perdrait dans les fourrés alentours, ou tomberait dans la
rivière avant d’être emportée par le courant.
Tous
les quadragénaires de Kherrata se souviennent de la prestigieuse J.S.K.
La Jeunesse Sportive de Kherrata fut créée en 1947. J’avais tout juste un
an ; je découvrirai cette glorieuse équipe pendant la Révolution
algérienne. Les vieux Kherratatiens gardent toujours en mémoire les exploits de
ces redoutables « Noirs et Blancs »[1]
Pendant
la guerre de libération nationale, la J.S.K. continuait à pratiquer un football
de haute facture, car les motivations ne manquaient pas. Outre la joie de jouer
et le désir de ne pas décevoir son public assidu et en quantité considérable,
le fait de remporter un match contre une équipe française, a fortiori contre
l’équipe militaire, équivalait pour les Algériens à une victoire armée contre
l’ennemi.
La
caserne se trouvait à quelques mètres du stade, en lieu et place de la base de
vie de l’ancienne entreprise Truchetet qui avait construit le fameux barrage
d’Ighil Emda en 1953.
Chaque
dimanche après-midi, les habitants du village – c’est-à-dire la quasi-totalité
de la population mâle – se donnaient rendez-vous au stade pour y soutenir
inconditionnellement, avec toujours des émotions fortes, ce héros éponyme de
Kherrata. Là, les vivats et les cris scandant à l’unisson les trois lettres
« Ji-Esse-Ka ! Ji-Esse-Ka ! » résonnaient jusque dans les
gorges du Chabet-El-Akhra, à l’autre extrémité de la localité, comme pour
réconforter les âmes des victimes exécutées le 08 mai 1945 et jetées dans les
ravins du haut des parapets.
Aujourd’hui,
à la seule évocation de cette ancienne et prestigieuse équipe de football, ses
contemporains laissent échapper un profond soupir avant d’affirmer, avec une
pointe de nostalgie dans la voix, que le niveau technique de la valeureuse
J.S.K. était au moins égal, sinon supérieur, à celui des clubs de la ligue 1
actuelle. Ils ne sont pas loin de la vérité.
Indéniablement...
L’équipe
était managée par le bouillant « Papa Lardeau », petit bonhomme trapu
au caractère bourru ayant un fort accent du Midi. Aujourd’hui, je lui trouve
beaucoup de similitudes avec Guy Roux, l’ex-entraîneur bourguignon du club
français l’A.J.Auxerre. Du haut de mes douze ans, j’eus l’heureux privilège
d’assister à bon nombre de matches joués par la remarquable J.S.K. Des images
me remontent à la mémoire : je revois les dribbles déroutants de Derradji,
les débordements surprenants de Aziz, les tirs maîtrisés de Madjid, les
puissants dégagements de Mohamed, les belles échappées d’Idris...
Je
revois surtout les envolées d’une grâce féline de Fabre, le gardien de but.
Avec une détente prodigieuse, d’une grande élégance, il se saisissait du ballon
à la seconde où le cuir allait se nicher dans les filets. Dans les gradins de
fortune, les spectateurs se levaient comme un seul homme en poussant un énorme
« oh ! » d’admiration avant d’applaudir à tout rompre cette
prouesse d’un autre âge. Fabre était le dernier rempart de l’équipe. Mais quel
rempart ! Selon sa bonne ou sa mauvaise forme du jour, il pouvait à lui
seul gagner ou perdre le match.
Cela
me rappelle le revers affligeant subi par la J.S.K. suite aux fautes
volontaires commises par notre goal. Ce dernier, qui avait une dent contre papa
Lardeau pour je ne sais quel désaccord, décida de saboter le match. Ce
dimanche-là était un jour à mettre aux oubliettes. La méforme inhabituelle du
gardien de but et les maladresses qu’il multiplia rendirent perplexes les
spectateurs qui ne savaient plus quelle contenance prendre. Le bouche à oreille
finit par ébruiter la trahison, mais ne put éviter à la J.S.K. la défaite
imméritée.
À la
fin du triste match, sur le chemin du retour au village, Papa Lardeau, fou de
rage, se rua sur Fabre avec l’intention délibérée de le tuer en cherchant à le
balancer du haut d’un pont. Le gardien de but dut son salut à l’intervention
rapide des joueurs et de quelques spectateurs. La perfidie de Fabre fut bien
entendu unanimement condamnée par la population, surtout par les supporters de
la J.S.K., et le fourbe fut mis au ban de la société durant plusieurs jours.
La
rencontre dominicale de football était vécue à Kherrata comme une fête
hebdomadaire. Au stade, on avait droit à deux spectacles : l’un se
déroulant sur le terrain où les actions d’éclat et les beaux gestes des joueurs
étaient un régal pour les yeux, l’autre se produisant dans les gradins où la
musique des harmonicas, les cris de triomphe des spectateurs, les gesticulations
burlesques de quelques excentriques constituaient cette ambiance électrique
comme aimait la qualifier un ardent supporter.
Toute
cette clameur fervente mêlée de battements de mains était parsemée de cris à la
cantonade des marchands d’oranges, de maïs ou de limonade gardée au frais au
milieu de blocs de glace.
« Qui
veut une orange ? »
« Achetez
mon maïs ! »
« Étanchez
votre soif avec cette boisson toute fraîche ! »
La fin
du match mettait tout le village en effervescence. Les commentaires allaient
bon train... Certain aficionado décrivant à l’assistance une admirable phase de
jeu avait même des larmes de bonheur aux yeux... La symbiose entre la
population et la J.S.K. était entière... Les terrasses de café, en plein centre
du village, voisines les unes des autres, étaient bondées de consommateurs...
On s’interpellait d’une table à une autre pour évoquer la performance des
« Noirs et Blancs » ou ironiser sur la dissipation du camp adverse...
Sur
les larges trottoirs, deux ou trois barbecues exhalaient l’appétissant fumet
des brochettes et des merguez grillant sur la braise que le rôtisseur avivait
en agitant un éventail. On parlait,
riait, chantait... On dansait même !
C’était
là le troisième spectacle que nous offrait notre club adoré.
La J.S.K.
d’antan ? C’était assurément autre chose !
Après
un échec, les mines n’étaient certes pas aussi réjouies, mais l’effervescence
restait la même. Pour atténuer cette déception, on s’ingéniait à trouver un
bouc émissaire : entre l’impartialité de l’arbitre ou un joueur maladroit,
le mauvais état du terrain ou le vent soufflant dans une direction défavorable,
le choix était aisé.
« Même
dans la défaite, la J.S.K. demeurait la meilleure ! De toute façon,
dimanche prochain elle prendra sa revanche... »
[1] Ces
couleurs neutres avaient été adoptées par les équipes sportives de Sétif,
Guelma et Kherrata en signe de deuil à la suite des événements du 8 mai 1945 au
cours desquels des milliers d’Algériens furent massacrés dans ces villes par la
soldatesque française, perpétrant ainsi l’un des plus odieux crimes contre
l’Humanité que la terre ait connus.