Souvenir...S
La Canne de Zizi
La canne de mon père était aussi illustre que le bâton de Moïse. Zizi et sa béquille vivaient en parfaite symbiose. Sans sa canne, mon père paraissait vulnérable ; sans Zizi, la canne n'était plus qu'un vulgaire bâton sans vie. À l'inverse, quand Zizi avait bien en main sa houlette, il se métamorphosait, son geste devenait plus sûr, son pas plus alerte, et son visage exprimait le sentiment d'un homme fort que rien ni personne ne pouvait entamer. Entre les doigts de mon père la canne s'animait subitement, comme si par ce seul contact il lui insufflait la vie...
C'était une canne d'un beau brun taillée dans un bois dur, imputrescible, probablement du teck ; sa grosse tige dont les cannelures étaient creusées en forme de spirale lui conférait le statut d'unique exemplaire ; En marchant avec sa canne, Zizi frappait le sol vigoureusement, avec la régularité d'un métronome, comme s'il battait la mesure : « Tac, tac, tac... » On l'entendait venir de loin ; et le bruit sec uniforme et tenace, synonyme d'autorité, inspirait une sorte de crainte mêlée de respect.
La canne de Zizi avait une fonction multiple. Outre celle d'appui, cette fameuse canne devenait, au gré du besoin, tantôt une gaule pour détacher de leur tige les figues hautes, tantôt une badine pour montrer les objets ou une férule pour indiquer les tâches à accomplir. Dans ce dernier cas, assis sur une chaise, mon père pointait le bout de sa canne sur l'ouvrage – par exemple un travail de maçonnerie ou l'égorgement d'un mouton – et, tel un maître d'école, il donnait ses conseils ou édictait ses ordres :
« Fais ceci ! Ne fais pas cela ! Il ne faut pas oublier de... ! Attention à ce que tu fabriques ! »
Parfois, pour attirer l'attention de l'ouvrier absorbé par son travail, Zizi battait énergiquement le sol avec sa canne. En principe, cette manœuvre énerverait plus d'un ; mais non, nul ne rechignait ; on écoutait respectueusement « Si Ali » et on appliquait ses directives à la lettre, le sourire en sus. À la fin de l'ouvrage, mon père, satisfait, ne manquait jamais de complimenter généreusement le travailleur avant de le récompenser pour son service.
Quand je pense à l'Aid-El-Kébir qu'on passait tous ensemble à Kherrata, une scène, toujours la même, me revient à l'esprit : au milieu de la cour, installé confortablement sur un siège, la main droite posée sur la poignée de sa canne maintenue verticalement, Zizi supervisait la cérémonie du sacrifice du mouton que le cousin Mustapha était chargé d'entreprendre. À côté de mon père, tout contre ses jambes, était blotti le petit Samir, premier fils de Mohamed Salah... Zizi ayant une confiance absolue à l'égard de Mustapha, celui-ci est l'une des rares personnes qui accomplissait son travail sans subir les remarques de mon père…
Quelquefois, cette canne était utilisée comme mesure pour évaluer la longueur d'une corde ou le périmètre d'une surface.
Dans le magasin, sa poignée recourbée servait de crochet pour suspendre ou dépendre les vêtements et autres articles.
Il arrivait que mon père l'agitât en la tenant en l'air de façon menaçante à l'intention des galopins jouant au ballon devant notre maison : la vue de la canne suffisait pour que les garnements prissent la poudre d'escampette...
La canne de Zizi ? C'était assurément un personnage !