LA RESISTANCE
50ème ANNIVERSAIRE DE L’INDEPENDANCE
La Résistante
Imma Aicha et son fils Rachid après l'indépendance
La révolution algérienne a enfanté des héros ; elle a fièrement poussé ses enfants à l’abnégation noble et courageuse. Beaucoup ont sacrifié leur vie à la patrie. Beaucoup ont subi à maintes reprises les pires supplices dans leur âme et dans leur chair sans jamais abandonner l’idéal révolutionnaire. Beaucoup d’hommes ont choisi le renoncement pour que vive l’Algérie.
Mais aussi beaucoup de femmes, ces êtres considérés naturellement faibles mais dont la force morale et physique dépassait souvent celle de leurs pendants masculins. Khoufache Aïcha, née Mersel le vendredi treize octobre 1928, étaient de celles-là.
Une authentique partisane. Une véritable résistante.
Une vraie femme. Une femme algérienne.
Son époux, Khoufache Abdelkader, était un maquisard de la première heure. Sa maison sise non loin du centre de la localité de Tichy, au lieudit Tikhribt Aghigha, était un refuge permanent, un passage obligé de nombre de moudjahidine qui transitaient par la station balnéaire. Plusieurs dirigeants de l’organisation révolutionnaire de la wilaya II furent reçus dans cette demeure bénie. En plus de l’hébergement des combattants, la maison faisait office de lieu de réunions, de cache d’armes ou de source de renseignements.
Aïcha, ou plutôt « Imma Aïcha[1] », comme l’appelaient affectueusement les moudjahidine, fit bien sûr face à toutes ces tâches ménagères quasi ininterrompues, mais remplissait également d’autres fonctions liées à la Résistance : collecte de fonds, de renseignements, administration des premiers soins aux blessés...
Quand son époux tomba au champ d’honneur au mois de décembre 1956, elle se sentit aussitôt investie d’une puissance inattendue. Au lieu de la plonger dans le désespoir, la mort de son mari raffermit sa détermination à lutter sans relâche pour la liberté de son pays, honorant ainsi la mémoire de l’être cher qu’elle venait de perdre.
Contrôlée à plusieurs reprises par l’administration coloniale, mais sans conséquences malencontreuses jusque là, Imma Aïcha connaîtra sa première arrestation en 1959 suite à une délation. Pendant trois jours, elle subira les affres de la torture et de l’humiliation dans le camp de détention situé à l’entrée est de Tichy, à proximité de « l’auberge des chênes ». Cette caserne était commandée par un capitaine impitoyable que la population avait affublé du surnom de « Boukhanoufe », allusion faite à son nez disgracieux et proéminent.
Le corps de la prisonnière, meurtri par une série de décharges électriques suivie de plusieurs immersions dans l’eau savonneuse et salée jusqu’au bord de l’asphyxie, n’était plus qu’une loque humaine. A bout de forces, Imma Aïcha perdit connaissance et son cœur s’arrêta de battre. À l’heure du crépuscule, ses tortionnaires la transportèrent dans les marais de Sidi Labhar, rive droite de la Soummam, et la balancèrent toute nue dans ce pourrissoir.
Au petit matin, des nomades Hjarssa,[2] se rendant à la plage pour extraire du sable, entendirent de faibles gémissements de douleur provenant de l’étendue palustre. Miracle ! Imma Aïcha était encore vivante ! Le souffle court, le regard révulsé, la femme trouva encore le courage de se recroqueviller pour protéger son intimité devant les hommes qui s’affairaient autour d’elle. Averti rapidement, le chef des ouvriers arriva muni d’une couverture et porta la blessée dans sa tente. Œil tuméfié, visage boursouflé, plaies purulentes et sales, l’état de la victime faisait peine à voir. Comment avait-elle pu survivre à ces mauvais traitements ? Où puisait-elle cette mystérieuse force qui la maintenait en vie ? Après lui avoir prodigué les premiers soins, les nomades conduiront Imma Aïcha chez un de ses parents résidant à Bougie, Aïssa Khoufache, où un médecin algérien s’emploiera à la remettre sur pieds.
Après son rétablissement, Imma Aïcha regagna la localité de Tichy où elle séjourna dans une cave chez son beau-frère Khoufache Rabah. Mais peu de temps après, ayant eu vent de la « résurrection » de la militante révolutionnaire, le capitaine Boukhnoufe la fit arrêter de nouveau. La prisonnière sera mise au secret avec tout l’assortiment d’atroces supplices que cette mesure répressive renferme ; sa famille n’aura aucune information à son sujet durant plus de quinze jours.
Pendant six mois, elle passa successivement du centre de détention de Tichy, au poste militaire d’Ifoughalène dans le douar d’Aït Bimoune, au camp de concentration de Cap-Aokas établi dans la ferme du colon Tourneux. Là, elle rencontra trois autres femmes détenues comme elle. Imma Aïcha croupit plus de vingt-cinq jours dans une amphore étroite, humide et obscure, transformée en cellule pénitentiaire. Parfois, le fond du cachot était volontairement inondé pour obliger la prisonnière à dormir debout comme le font les oiseaux de basse-cour. Tous les trois jours, ses bourreaux la soumettaient à un interrogatoire musclé et sauvage.
Entre temps, le garde champêtre Mersel Mohand Saïd, père de Imma Aïcha, sollicitera le soutien du directeur d’école de Tichy, Delessal, pour obtenir la libération de sa fille. Les autorités coloniales accepteront de relâcher la militante à condition que celle-ci cessât toute activité clandestine portant atteinte aux intérêts de la république française.
Or, comme par le passé, la maison de Imma Aïcha continua naturellement à offrir le gîte et le couvert aux combattants de la liberté ; comme par le passé, Imma Aïcha mit naturellement son cœur, son énergie et son courage au service de la Révolution. Puis, quelque temps après, tout bascula.
Cette nuit-là, une centaine de moudjahidine dont le commissaire politique Chérif Ziani, se trouvait dans la demeure des Khoufache. Subrepticement, tous feux éteints, un half-track[3] se positionna face à l’habitation ciblée et lança ses obus. Quelques murs s’effondrèrent. Branle-bas de combat. Les Moudjahidine s’éparpillèrent et ripostèrent. Un feu d’enfer s’ensuivit. Le crépitement des mitraillettes et les tirs d’armes automatiques se mêlaient aux explosions des grenades. Dans le feu de l’action, un combattant reçut en pleine poitrine un obus l’arrachant au sol et le projetant dans le jardin. Touché à la jambe, Chérif Ziani sera secouru par Imma Aïcha qui l’éloignera de la fusillade.
L’accrochage dura un peu plus de vingt minutes. Puis, plus rien. Les deux camps décrochèrent. Imma Aïcha récupéra les armes abandonnées au cours de l’affrontement par les hommes des deux formations militaires ennemies. Elle les enfouit dans un sac et ensevelit celui-ci dans un coin secret du jardin. Au fond du potager, elle découvrit le corps ensanglanté et sans vie d’un moudjahid ; celui-ci était adossé à un arbuste, le doigt sur la détente de son fusil. Aidé de ses enfants, elle l’enterra avec ses habits tâchés de sang.
Le lendemain, la rafle effectuée par l’armée française aboutit à des arrestations immédiates dont celle attendue de Imma Aïcha ; la militante fut d’abord emmenée manu militari au camp de représailles Oubadi Skala à Bougie où elle subit pendant quatre jours les tortures les plus abominables ; ensuite, elle fut transférée au camp de concentration de Cap-Aokas où elle sera internée jusqu’à l’indépendance. Entre temps, elle sera jugée par le tribunal d’exception de Sétif qui la condamnera à mort, puis à la réclusion à perpétuité, avant de réduire sa peine à vingt ans de prison ferme suite à un pourvoi en cassation.
Mais le 19 mars 1962[4] arriva vite, inondant de son parfum de liberté tout un pays et son peuple. Un peuple algérien composé d’hommes et de femmes qui, à l’instar de Imma Aïcha, n’avaient reculé devant aucun sacrifice pour venir enfin à bout du régime d’oppression. La libération de la militante fut triomphale. Les combattants décidèrent d’aller en nombre l’accueillir à sa sortie. Des salves bruyantes d’armes à feu saluèrent la grande résistante. Des larmes montaient aux yeux de certains moudjahidine. L’émotion fut à son comble.
Quand le cortège s’ébranla pour emmener Imma Aïcha à son domicile de Tichy, elle sortit la tête de la portière et leva les yeux vers le ciel. Dans le firmament azuré, elle vit le visage souriant de son époux mort au champ d’honneur ; elle lui sourit à son tour, et d’un hochement de tête affirmatif, elle lui dit tout bas, mais en ayant l’impression de crier de toutes ses forces :
« Tu peux reposer en paix, Abdelkader. Ça y est, nous l’avons !... Nous l’avons notre indépendance ! »